samedi 12 novembre 2011

La Fille des Sables


LA FILLE DES SABLES

"L'art de vivre longtemps, c'est se résigner à vivre peu à peu".
RAMON Y CAJAL

La mer haletait de chaleur sous le soleil des vacances et jetait ses myriades de morceaux de miroir brisé sur le sable brûlant. L'homme était allongé, sous la fournaise d'un soleil implacable, somnolent, quand tout à coup une petite voix, venue de nulle part, l'interpella :

"Dis, monsieur, tu joues avec moi !"

Interloqué, l' homme ouvrit un œil lent et découvrit un minuscule être, tout auréolé de lumière allumée par des cheveux couleur de feu. Cette apparition subite lui fit croire, un instant, qu'il s'agissait d'une matérialisation issue du ciel ou de la terre. Il ouvrit alors le second œil pour y voir plus clair.

Une petite fille, vêtue d'un maillot, dardait de grands yeux bleus sur les siens, comme des ventouses. Quand elle comprit sa surprise elle réitéra la demande, d'une voix cristalline et rafraîchissante :

"Monsieur, joue avec moi".

Devant une telle supplique, il se leva et reçut en pleine figure le jaillissement d'une innocence surnaturelle. Était-ce possible qu'un Ange vienne lui rendre visite ? Il décida donc d'être vigilant.

D'une voix aussi menue que la sienne, l'homme répondit :

"Tu sais, il y a longtemps que je ne joue plus".

Il pensait avoir résolu le problème mais il comprit avoir affaire à forte partie quand elle lui répondit, avec une logique imperturbable, par deux autres questions :

"Pourquoi tu ne veux pas jouer avec moi ? Pourquoi tu ne joues plus ?»

Ces questions étaient chargées d'une pertinence tout aussi surnaturelle. C'était vrai, il ne jouait plus mais pourquoi ? Le regard du petit Ange le prévint qu'il fallait dire la vérité, sans faille, car la déception serait grande d'entendre un "Grand" mentir. Alors il lui parla comme à une grande fille, aussi âgée que la terre.

"Tu sais, je ne joue plus car les jeux des adultes ne m'intéressent plus. C'est un jeu truqué où règnent les tricheurs. Tu veux que je joue, mais comment...? Les garçons jouent à la guerre et les filles à la poupée. Un jour, devenus adultes, les uns tueront les poupées devenues grandes. Il faut vingt années pour faire un homme, une femme. Il ne faut qu'une fraction de temps pour les détruire. Je n'ai jamais voulu jouer à ces jeux-là."

La petite fille secoua la tête et rétorqua :

"Mais je ne veux pas jouer à ces jeux là"...

"A quoi donc alors, petit Ange...?"

"A nous regarder... » !

"Mais c'est grave ce que tu demandes là... Car si je te regarde je vais t'aimer et après je vais souffrir quand tu vas me quitter, tout à l'heure, car je vais espérer. Les gens voient mais ne savent pas regarder parce qu'ils ont peur, peur d'aimer. Regarder c'est devenir l'autre... et la parole se tait au profit d'une communion au-delà du formel et des mots. Non je ne veux pas, je ne veux plus car, après, ton souvenir me hantera jour et nuit et je pleurerai sur mon cœur devenu muet."

"Dis, Monsieur, tu veux me regarder ?

"Non, je ne veux pas car aimer c'est mourir d'une caresse qui est à la fois flèche et blessure. La flèche est comme l'ouverture totale au monde et sa blessure la souffrance universelle. A travers toi, je découvrirais à la fois le baume et la plaie, éternels tous les deux."

"Monsieur, joue avec moi".

La voix de l’Ange devint plus douce et se confondit presque avec la mer qui continuait son accouchement. Alors il se réfugia dans un dernier retranchement et murmura, dans un souffle :

"Mais je suis trop vieux et mort demain... Alors... ? Si..., si...! Les êtres humains ne peuvent pas s'aimer car, pour cela, il faut être un Ange comme toi. Ils croient regarder mais ils dévorent, ils broient, ils détruisent, ils trahissent et leurs étreintes ne sont que des enlacements mortels. »

« J'aurais voulu aimer la terre entière, je l'ai même tenté..., mais elle ne m'a pas répondu. Peut-être n'a - t - elle pas su me regarder... !"

Il sentait les yeux lui piquer et des larmes jaillirent d'une source qu'il croyait à jamais tarie. Sa poitrine sembla se broyer sous un étau puissant et toute la souffrance d'un monde enfoui se liquéfia soudain. Tout un univers sembla basculer et sa propre voix se fit entendre, comme sortie d'entrailles en feu :

"Je ne peux pas jouer avec toi..."

Pour lui cacher les larmes dont il avait honte, il lui avait tourné le dos. Quand, tout à coup, il sentit des doigts qui touchaient ses cheveux, accompagnés d'une voix qui interrogeait:

"Dis, Monsieur, pourquoi tu pleures... ?

"Je pleure car j'ai envie de te regarder et je sais que je vais jouer tout à l'heure, avec toi. J'ai voulu retarder l'échéance fatale car, si je te regarde, je vais mourir maintenant. Je veux que cela soit ainsi..."

Alors il la regarda...

Alors il découvrit un gouffre bleu et infini comme l'océan des âges, profond comme le temps et qui devint lui. Le corps s'embrasa d'une énergie secrète qui le projeta en dehors de toute souffrance, dans un pays sans nom, ni âge. Il y eut comme des milliards d'yeux qui brillaient dans un ciel éternel.

L'Ange des sables avait disparu et il était devenu l'Ange.


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