jeudi 1 mars 2012

L'aigle et la cage



L'AIGLE ET LA CAGE

"Celui qui s'efforce d'atteindre son bonheur personnel, en maltraitant ou en faisant périr des êtres qui, eux aussi, tendaient vers le bonheur, ne trouvera pas ce dernier".

DHAMMAPADAH

Sur le pic, le plus élevé de la montagne, se trouvait la plus gentille famille d'aiglons que les temps avaient connue. Dans le nid, un couple d'aigles royaux avait mis au monde trois petits qui croissaient en force et vigueur. Rien n'aurait troublé une vie aussi tranquille si, par malheur, un homme avide de sensations fortes n'avait eu la malencontreuse idée d'aller voir de plus prés, par bravade, à quoi pouvaient penser de tendres aiglons.

Alerté par la vision de ce minuscule insecte rampant, collé à la muraille et qui s'approchait de leur charnier natal, le couple d'aigles royaux avait quitté le nid pour surveiller l'intrus. Au fur et à mesure que l'alpiniste s'approchait du gîte, les parents s'alarmaient. Ils montaient alors haut, très haut dans la lumière, pour fondre sur l'étranger. Ce dernier protégeait son avance par une espèce de parapluie métallique, dont les reflets, allumés par le soleil, repoussaient les assauts ailés.

L'homme émergea enfin prés d'un amas de branches et brindilles, jonché de plumes. C'était là que se blottissaient trois oiseaux splendides qui, petits par la taille, défendirent leur territoire avec la bravoure des grands. L'intrus n'eut qu'à jeter une espèce de filet sur l'un d'eux pour le neutraliser. Il entreprit alors de descendre vers les Humains, muni de sa triste conquête.

Longtemps, les parents affolés tentèrent tout ce qui fut possible pour jeter dans les abysses le sinistre criminel. Las... Tard dans la nuit, il y eut un long conciliabule qui meurtrit de douleur toute la famille des aigles alentour.

Rentré à son domicile, l'homme plaça un lien à la patte de l'oiseau qu'il enferma dans une cage métallique, à l'intérieur d'un hangar qu'une faible lumière éclairait. Sa fille, adolescente, vint découvrir la merveilleuse créature, repliée derrière ses barreaux, l'œil fixe et la force tranquille.

L'aiglon fit d'abord la grève de la faim et de la soif. Mais son corps s'affaiblissait. Alors, en cachette, il buvait puis mangeait. L'homme sut qu'il avait gagné. Rendre dépendant pour mieux enchaîner, il connaissait...

L'aiglon devint aigle, un jour. Mais personne ne s'en aperçut, sauf la jeune fille qui, elle aussi, était devenue femme. Elle avait deviné la transformation biologique, avec son intuition féminine, après avoir inauguré une communication subtile avec l'animal meurtri. En cachette, elle condamnait l'incarcération de l'oiseau mais n'osait pas affronter le père dont les colères étaient terribles. Sa mère s'était tue, depuis longtemps déjà... L'esclave ne peut que se taire.

L'aigle avait accepté de manger dans la main de la jeune femme, mais jamais dans celle de l'homme. En un souverain mépris, il lui opposait un regard sombre où brillait le souvenir de la poussière du soleil qui inondait les cimes lointaines de son enfance, de pourpre et d'or.

Le temps passait. Un jour, l'homme fit un héritage et, par vanité grossière, il fit construire une cage somptueuse. Les barreaux étaient en métal doré. Il aimait montrer l'animal à ses convives, à l'issue d'agapes bien arrosées. Ce fut à l'occasion de l'une d'elles qu'un fiancé fut envisagé pour la jeune fille.

Le prétendant était un jeune homme fortuné, diplômé des hautes écoles, bien de sa personne et qui promettait. La jeune femme accueillit la cour qu'il lui fit tambour battant, avec amusement. Un jour, elle l'emmena vers l'aigle pour observer le comportement de son fiancé.

- "C'est un oiseau splendide!" Constata-t-il.

- "Oui, n'est-ce pas".

Puis il essaya de l'embrasser, mais elle se déroba.

- "Je ne vous comprends pas. Qu'arrive-t-il ? Vous ne m'aimez pas...! Alors quoi..." Interrogea l'homme.

- "L'aigle, regardez-le."

- "Mais je l'ai vu. C'est un aigle, c'est tout. Il serait bien dans une volière plus grande. Mais c'est nous deux qui comptons... Quand nous marions-nous ?"

-"....."

- "Ecoutez. J'ai une maison, du terrain et j'hériterai l'usine de mon père. Nous aurons des enfants. Nous irons en vacances, partout où nous voudrons. On sera heureux, très heureux... Embrassez-moi."

Le fiancé s'approcha de la jeune femme qui se déroba de nouveau. Elle s'était approchée de la cage d'où l'aigle la regardait, avec une lueur qu'elle seule comprenait. Elle approcha sa main et tendit ses doigts à l'intérieur des barreaux.

L'homme tira sur son bras, alarmé.

- "Mais faites attention, cet animal peut être dangereux. Il risque de vous couper un doigt en deux. Embrassez-moi...!"

La jeune femme s'écarta et le regarda bien en face, avec des yeux semblables à ceux de l'aigle des cimes. Une lumière de colère s'y alluma et, d'une voix coupante, elle trancha :

- "Vous ne savez que demander de vous embrasser. Vous ne parlez que de vous, de ce que vous allez faire quand nous serons mariés. Vous décidez de tout. Vous voulez me mettre en cage comme cet aigle que vous n'avez même pas regardé".

- "Calmez-vous..."

- "Vous me décevez. Vous êtes comme tous les autres. Vous cherchez à emprisonner ceux que vous aimez. Dans une cage dorée ou pas, ce n'est pas le métal qui fait la cage. Des barreaux en or sont comme des barreaux de fer. Votre argent vous permet de tout acheter, votre usine aussi. Vous n'avez qu'à paraître pour que tout le monde s'incline devant vous, votre argent, vos diplômes. Mais pour qui vous prenez-vous ? Je ne suis pas à acheter."

-"......"

- "Cet aigle est enchaîné mais il est libre intérieurement. Alors que vous, avec votre supériorité d'homme, vous êtes enchaîné par tous vos "avoir". Vous n'êtes pas. Vous n'êtes rien. Donc vous ne pouvez rien m'apporter qui me soit utile. Je ne serai pas votre servante sous le prétexte que vous êtes beau, intelligent, fortuné. Votre cage, je n'en veux pas. Je ne veux aucune cage..., jamais!"

- "Je vous aime car vous êtes comme je l'imaginais, farouche et indomptable. Vous êtes comme un joyau que je saurai sertir dans l'écrin qui lui convient. Jamais je ne vous abandonnerai, jamais...!"

- "Présomptueux que vous êtes, Monsieur. Un écrin n'est qu'une prison et votre amour pour moi n'est qu'une cage à votre mesure. Vous avez manqué votre dernière chance tout à l'heure. Si vous m'aviez répondu de manière pure, honnête et intransigeante à l'égard de l'essentiel que symbolise la liberté indispensable pour cet oiseau, comme pour tout être, j'aurais compris que vous saviez que l'Amour révèle l'autre à lui-même. Pour une vie de braise: celle de la Vérité.

-"Mais ....."

"Vous n'avez eu aucun sentiment de compassion pour l'aigle; vous l'avez à peine regardé. Il n'y a donc que vous au monde ? Les animaux, les gens et les choses sont-ils, pour vous Monsieur, des objets de consommation ?"

-"Attendez ....."

L'homme, le regard étincelant de colère et ivre d'orgueil meurtri, était pétrifié.

La jeune femme, hiératique, s'approcha de la cage où l'aigle gisait, blotti dans sa dignité et sa douleur. Elle ouvrit la porte, lentement, et avança sa main vers le splendide oiseau. Elle le caressa, doucement, avec une tendresse infinie. Il lui tendit son cou, à la recherche d'une tendresse compatissante. Elle fourragea ses plumes, d'une main émue.

Alors de ses doigts malhabiles elle réalisa le projet, qu'elle concevait depuis quelque temps déjà, en entreprenant de dénouer la chaîne qui liait l'aigle à un barreau de sa prison. Puis, l'oiseau enfin libéré, elle plaça sa main sous une de ses terribles serres qu'il couvrit sans haine, aucune. La seconde serre vint se placer sur la main tremblante.

La jeune femme sortit l'aigle de sa cage et le porta au dehors du hangar, dans le jardin inondé de poudre solaire. L'oiseau tourna la tête vers le soleil qu'il regarda, face à face, noble et droit. Il parla à l'astre de feu qui lui répondit...

L'aigle redressa le cou, ébouriffa ses plumes et dénoua ses ailes. Il tourna un regard profond comme la nuit, lourd comme la lave de feu, tendre comme une mère, fort et puissant comme le ciel, à l'assaut de la jeune femme, libre de la liberté toute nue, la seule vraie...!

Que se dirent-ils ? L'un parla, du langage muet des étoiles qui enseignent de toute éternité, et l'autre reçut. L'une fut initiée par l'autre libéré...!

Il y eut deux êtres libérés.

L'aigle déploya ses ailes immenses, voiles de l'espoir infini, et prit son envol. Grandiose est l'instant où l'Être se déploie, gravit les cimes de l'existence cosmique pour rejoindre son destin.

Il n'y eut plus qu'un point dans le ciel et l'aigle avait rencontré son futur. La jeune femme plongeait un regard perdu dans l'immensité des étoiles qui en comptaient une de plus, désormais. Puis elle revint à une réalité plus terrestre. L'homme était toujours là...!

Il était comme différent, soudainement. Habité par un doute nouveau, il paraissait bizarrement plus humain, car plus vulnérable et mûr. Mais elle ne l'aimait pas pour autant. Il ne suffit pas de souffrir pour Être... Aussi, décida-t-elle de l'enseigner, à son tour, puis de partir.

- "Monsieur, l'aigle m'a dit avant de me quitter que rien n'a plus de prix, dans la vie, que la Liberté d'ÊTRE. Tout le reste n'est que billevesée, turlutaine et vanité. Si vous Êtes, alors vous Aimez."

-"....."

- "Soyez...!"

La jeune femme partit, d'un pas léger et majestueux, vers un pays sans nom et sans chemin dont elle avait, seule, le secret.

Une nuit, alors que les étoiles inondaient la terre d'une vie renouvelée, l'homme découvrit une étoile filante. Il lui sembla voir un aigle qui ressemblait étrangement à une femme.

Dès cet instant, l'homme comprit que nul ne pouvait emprisonner une étoile.

Alors il fut...!

2 commentaires:

  1. superbe ce texte. j'adore votre site, il est passionnant.

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  2. Dans ce monde en folie furieuse, où les plus bas instincts s'exaltent avec la complicité des Politiques qui s'en servent pour leurs glauques desseins, de temps à autre la Conscience collective a la nostalgie d'un certain passé...

    Alors Charlotte et Emily BRONTË, LAMARTINE, Alain FOURNIER, Georges SAND et tous les Romantiques d'autrefois, les Philosophes de Lumière et tant d'autres encore, anonymes mais brûlant d'une Conscience éveillée et achevée, se réveillent pour nous hanter.

    Laissons nous rêver, avant la mort.

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